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Ce récit a eu le 2° prix Charles Antonin de la Fédération Française de Cyclotourisme

 

Nous avons la “chance” d’habiter à une quinzaine de kilomètres au Sud d’Orly. En ce début de juillet 90, nous nous dirigeons à vélo vers cet aéroport. Un avion doit nous emmener jusqu’à Denver dans l’état du Colorado.

Ce matin, les voitures ne font pas d’excès de vitesse sur la Nationale 7. C’est complètement bouché. Joie des grandes métropoles… Alors, Doro et moi, nous roulons sur les trottoirs pour nous extirper de ce foutoir. Les automobilistes nous regardent d’un air triste. Présentement, je ne suis pas formidablement heureux, mais une flamme brûle en moi. Celle des départs pour une destination lointaine…

A l’aérogare, nous retrouvons Véronique avec laquelle nous allons rouler trois semaines. Gérard, son compagnon, viendra nous rejoindre dans quinze jours, travail oblige.

Nous avions fait une reconnaissance à Orly l’avant-veille afin de savoir si la compagnie aurait des cartons pour nos vélos. Un employé nous avait rassuré. « Il n’y aura pas de problème. Tout ira bien. » Deux phrases magiques pour vous débarrasser des opportuns. Ça a marché !

Aujourd’hui, il n’y a plus de carton. Tant pis pour nous. Il faut signer une décharge indiquant que les vélos sont mal emballés : juste des tubes de mousse pour les protéger.

A New York, courte escale pour changer d’avion. Au moment du décollage, une question nous tracasse : les vélos sont-ils vraiment dans l’avion ? A l’arrivée à Denver, nous aurons la réponse : non ! Véronique parle très bien l’anglais. Du coup, elle, si discrète, la voilà propulsée au devant de la scène. Elle s’en sort très bien ! Ainsi, nous apprenons que les vélos arriveront dans la soirée. Ils ont fait un petit détour par Chicago…

 

En attendant, Véro réserve un motel : les cyclo-campeurs feront leur première nuit aux USA dans un lit !

 

 Vers les montagnes

Denver est au pied des Rocheuses à 1500 m d’altitude. Cap plein Ouest pour l’aventure… et les cols !

Les premiers instants, dans un pays lointain, sont inoubliables. Impressions fortes… Tout est différent de notre univers habituel. Une seconde vie commence. C’est l’intérêt des voyages.

En fin d’après-midi, nous abordons les contreforts des Rocheuses. Une trentaine de kilomètres nous sépare encore du camping du Parc du Golden Gate. Doro commence à être très fatiguée car son entraînement est minime.  Cela m’inquiète.

Quelques kilomètres plus loin, sur le bord de la route, Véronique et moi, nous bavardons en l’attendant. Je parle de la Californie. Cette première journée dans le Colorado me replonge dans mes souvenirs d’il y a deux ans.

Doro nous a enfin rejoint. Je sens qu’elle est de mauvaise humeur. Elle n’aime pas faire attendre et encore moins qu’on l’attende. La pente est forte et cela n’arrange pas les choses.

Un automobiliste s’arrête et nous questionne sur ce que nous faisons. Ils sont comme ça les américains. Ils posent des questions toutes faites du genre : « Où allez-vous, d’où venez-vous ». Mais c’est tout juste s’ils écoutent les réponses. Ils ont besoin d’entrer en contact et cela reste très superficiel. Celui-ci est très surpris d’entendre Doro lui demander s’il peut la transporter dans sa Ford. Cela ne fait pas partie des réponses habituelles !

Nous voilà à la poursuite de mon épouse. Je dis à mon amie que je trouve “nulle” l’attitude de ma femme. Elle aurait dû s’entraîner davantage avant de partir en voyage. Mais les choses étant ce qu’elles sont, je suis en même temps soulagé de ne pas la voir souffrir.

Et l’orage arrive… Je commence à en avoir assez. Sur la carte, le camping se situe à l’entrée du Parc et je ne vois toujours rien arriver. J’ai tendance, dans ces cas là, à accélérer. Je m’épuise et des crampes commencent à me faire souffrir. Entre temps, Doro est montée dans une deuxième voiture.

Au “Visitor Center”, je la rejoins. Nous sommes à 2600 m d’altitude et il pleut toujours. Là, nous apprenons qu’il reste six miles de grimpée pour arriver au camping. Coup au moral. Je craque et c’est à mon tour d’être “nul” et un peu honteux de monter dans le véhicule ! Véronique ne dit rien mais je sens qu’elle me reproche mon incohérence…

L’américain qui nous transporte est tout heureux de nous rendre service. Sa voiture est toute neuve. Les trois vélos sont dans la benne avec Véro. Elle a préféré rester dehors pour ne pas salir la voiture. Sacrée Véro !

J’aime les USA pour ses campings. Celui-ci est à 3000 m d’altitude. Nous avons l’impression de faire du 'sauvage' tellement les emplacements sont immenses.

La pluie a cessé. Nous pouvons planter tranquillement notre nouvelle tente à arceaux. La précédente, une mono-mât, a tenu vaillamment neuf voyages de deux mois. Celle-ci est plus confortable. Notre chez-nous fait trois mètres carrés. Immense ! Au cours de nos voyages, nous roulons en moyenne six heures par jour et nous sommes allongés une douzaine d’heures. C’est pour cela que j’attache de l’importance au couchage et à la qualité du repos.

 

Le lendemain, nous avons battu notre record de la plus petite étape : dix sept kilomètres ! Depuis le temps que nous faisons ce type d’activité, nous savons construire intelligemment un voyage. Il faut tenir les deux mois et ne pas s’épuiser au tout début. Comme la première étape, par la force des choses, n’a pas respecté la philosophie et bien la deuxième rééquilibrera les dépenses physiques !

Puis nous suivons la route “Peak and Peak”. Là bas, les montagnes ne sont pas compliquées. Elles ont la forme de triangle. C’est exactement comme les enfants les dessinent !

Je n’aime pas attendre devant les supermarchés. A Nederland, les deux filles sont à l’intérieur pour faire les courses. Et moi, je monte la garde. Je fais les cents pas le long des vitrines. Je jette de temps à autre un coup d’œil vers les vélos. Les américains passent devant sans y faire attention, comme en Angleterre, en Allemagne ou en Autriche.

Au bout d’un quart d’heure, je commence à trouver le temps long. Doro m’a déjà proposé de faire les courses à sa place mais je préfère encore mieux m’ennuyer que d’avoir à réfléchir à ce que l’on va manger dans les 24 heures. Dans les magasins, c’est souvent comme ça : monsieur pousse le caddie et madame jette les victuailles dedans. Je ne fais pas mieux.

Le long des vitrines, il y a des distributeurs de journaux en libre service. Il suffit d’insérer des pièces dedans. La machine rend la monnaie. Et pour tuer le temps, me voilà en train de récupérer les pièces de 25 cents oubliées par les américains pressés. J’en ai récupéré trois. Formidable, hein !

Une demi-heure plus tard, je commence à avoir froid. Je suis de mauvaise humeur. J’ai le décalage horaire dans la tête et je suis vaseux. De plus, pour moi, le mauvais temps est une anomalie. Sur les guides touristiques du Colorado, il est écrit que les matinées y sont radieuses. C’est seulement l’après-midi que l’orage arrive. Effectivement, tout au long du voyage, cela sera comme ça. Mais aujourd’hui, troisième jour de notre voyage, ce n’est pas ça du tout. Le plafond est bas et très menaçant. En plus, j’ai envie de visiter cette petite ville très pittoresque de l’Ouest américain. Mais il nous reste de la route à faire. Alors, nous partons. C’est le voyage qui nous pousse toujours à aller de l’avant au détriment parfois de ce qu’il y a sous nos pieds…

 

 Le Rocky Mountains National Park  (3715 m)

Le camping du parc est complet... Le rangers nous indique un autre camping. C’est celui d’où l’on vient et il se situe à 80 km ! Logique implacable des rangers et du règlement qu’on ne peut pas transgresser.

Le 'sauvage' étant formellement interdit, il va falloir trouver une solution. Véro le questionne pour savoir si elle peut demander à un campeur de bien vouloir nous céder un bout de son emplacement. Dans les Rocheuses, les cyclo-campeurs sont rares. De ce fait, nous sommes bien accueillis et l’emplacement à partager est vite trouvé.

Le soir, nous regardons vers les sommets. Nous essayons de discerner la route du lendemain qui doit nous emmener à 3715 m d’altitude. Nous sommes à la veille d’une grande journée et j’aime ça. C’est le piment de la vie. C’est la petite angoisse et surtout le réveil d’une volonté à toute épreuve.

Avec les enfants, en éducation physique, pour que cela marche, il faut au moins une de ces trois composantes : épreuve (ne pas savoir si on va y arriver), performance (battre son record) ou compétition (se mesurer à autrui).

Il y a de l’épreuve et de la performance dans notre projet du lendemain. Pour nous trois, les 3100 m représentent l’altitude maximum atteinte à vélo (en Californie pour Doro et moi, au Chili pour Véronique).

C’est un décor grandiose qui nous attend. La route monte régulièrement. Le temps est magnifique. A 3500 m, la Toundra fait son apparition. Les voitures n’ont pas le droit de s’arrêter car l’écosystème est très fragile. A vélo, nous pouvons par contre prendre toutes les photos désirées.

A cette altitude, dès que l’on veut faire un effort important, il faut inspirer à fond pour emmagasiner le maximum d’oxygène. Je m’en rends compte lorsque j’accélère pour doubler deux cyclistes américains. Ils ont des vélos de course et je sens qu’ils n’apprécient pas que je les dépasse avec tout mon chargement (vingt kilos). A mon avis, ils doivent être en pleine fringale. C’est bien joli d’avoir le minimum mais l’autonomie, ça permet d’aller plus loin ! D’ailleurs, peu après, ils feront demi-tour.

Doro est en difficulté. C’est normal. Cela fait seulement cinq jours que nous roulons et lui infliger un pareil effort, ce n’est pas sérieux ! Cependant, elle n’est pas femme à se décourager. Elle monte une partie à pied. Elle ressent les effets de l’altitude et cela lui bloque la respiration.

Pour la première fois de ma vie, je lui prends les sacoches avant et je lui mets à la place mes petites sacoches arrière. Je ne suis pas pour l’assistanat mais aujourd’hui, je fais une exception. Il reste quatre kilomètres de grimpée et me voilà harnaché comme un baudet. Finalement, à allure lente, ça va bien.

Et enfin, le “Trail Ridge High Point” à 12183 pieds est atteint. Joie intense, récompense d’une journée d’efforts. Joie inconnue des automobilistes.

Pour la poursuite du voyage, plusieurs hypothèses sont échafaudées. Nous avons dix jours devant nous. Véronique doit ensuite revenir sur Denver pour accueillir Gérard qui ne profite pas, comme nous, de longues vacances. L’état du Wyoming, situé au Nord du Colorado, remporte les suffrages. Surtout après y avoir vu un col à plus de 3300 m. Bien sûr, au cours de mes voyages, les cols ne représentent pas une priorité sinon je serais déjà allé en Corse.

Mais il faut bien reconnaître que je suis très attiré par les montagnes… Et les grands cols sont toujours un défi et donnent du piment à mon existence !

Les Rocheuses sont formées d’une succession de plateaux et de montagnes. Cela rend la progression aisée sauf quand le vent est contraire. Ici, à 2000 m d’altitude, rien ne l’arrête. Nous découvrons sur cette route les grands espaces si envoûtants. Le paysage n’est pas monotone. Rien à voir avec le Middle West où tout est identique sur des centaines de kilomètres.

 

 Le Wyoming

Les étapes ont tendance à s’allonger. Sur les plateaux, le camping sauvage est difficilement envisageable. Dans les montagnes, les grandes forêts de conifères posent également des problèmes. La région n’est pas touristique. Alors nous continuons notre route jusqu’à des heures tardives pour trouver un emplacement correct.

Ce soir là, nous avons choisi un camp scout déserté. Nous serons tranquilles. Le problème, c’est l’eau. Il va falloir faire bouillir celle d’un étang. Véro, toujours aussi organisée, sort des filtres. Un conseil, si vous partez en voyage à vélo, emmenez Véronique avec vous. Gérard l’a bien compris puisqu’il l’a épousée !

Laramie m’a déçu. Une ville laide, bien dans le style américain. Je suis nostalgique des villages européens. « Fallait pas venir ici » me rétorque-t-on ! Amis des vieilles pierres, “go home”.

Véronique est malade. Elle tousse et elle a du mal à respirer. En plus, maintenant, nous avons le vent de face qui nous épuise. Chacun vit sa galère sur cette route rectiligne. En fin d’après midi, nous arrivons dans un ranch. Nous allons essayer de demander un petit bout de terrain pour camper. Malheureusement, dans cet oasis de verdure, il y a des festivités qui se préparent. Un mariage grand luxe. Nous contrastons avec les belles dames et les beaux messieurs. Nous faisons pitié dans nos vêtements salis par la route, les cheveux en broussailles, les traits tirés et desséchés par le vent violent. Une servante nous accueille et nous donne à boire. Elle parle un peu le français et elle nous indique gentiment le camping le plus proche car ce n’est pas possible de rester ici.

Nous reprenons la route et la lutte. Heureusement, le soleil frôle l’horizon et l’éclairage devient merveilleux. Les troupeaux de vaches et de gazelles nous ravissent. Je pousse des grands cris pour faire courir les bêtes. Ça marche. Dans ces grands espaces, les bestioles ont tellement peu de distractions !

Plus tard, nous abordons à nouveau la montagne. Une fois encore, nous faisons un détour pour demander asile. Un petit bout de terrain, c’est pas grand chose dans cette nature immense. Une nouvelle fois, d’une voix charmante, on nous indique le camping le plus proche… et puis on nous parle de la France. Nous, nous en avons plein les bottes et nous sommes pressés d’en finir. Alors nous partons, un peu énervé… vers le camping le plus proche ! Nous y arrivons enfin, juste au moment où l’orage habituel nous tombe sur la tête. Dure journée !

Au col du Snowy Range Pass, à 3306 m, il y a quelques touristes. Sur le parking, nous avons posé nos vélos près des camping-cars ou plutôt je devrais écrire des cars-camping car maintenant les autocars se développent beaucoup aux USA. Je prends des photos pour montrer le contraste entre notre manière de voyager, avec quinze kilos de bagages, et celle des américains qui ont, eux, quinze tonnes de matériel… La surenchère conduit-elle au bonheur ? J’ai l’impression que certains y croient. Sachant qu’une tonne est égale à mille kilogrammes, la question est de savoir s’ils sont mille fois plus heureux ?

Dans la descente, nous nous abritons sous les conifères car à cet altitude, lors de l’orage quotidien, il tombe des grêlons et ça fait mal. Heureusement, cela ne dure pas.

Le lendemain, nous continuons de dévaler la pente. L’avantage de monter haut, c’est de descendre ensuite longtemps. La route vient d’être refaite. En fait, c’est plutôt pire que ce qu’il y avait avant. Les ponts et chaussées se sont contentés de jeter des gros paquets de goudron n’importe comment. Si les américains comptent sur moi et mon vélo pour aplanir leur cochonnerie, alors là, ils se trompent ! L’insuffisance d’argent n’excuse pas le travail mal fait, au contraire !

Encore une fois, le vent a été terrible. Je suis lessivé. A Encampment, il y a une superbe pelouse réservé aux tentes près d’un musée en plein air. Il est midi. Les filles vont faire les courses et moi, privilégié, je reste à garder les vélos. J’ai bien envie de rester là.  Mais Véronique n’est pas d’accord. Elle a son Gérard à récupérer à Denver et elle ne peut pas se permettre de faire une étape trop courte.

Après la visite de la reconstitution d’un village datant du siècle dernier, nous repartons. J’ai beau comprendre les motifs de Véro, ce n’est par pour ça que cela me donne envie de rouler. Moi, j’avais envie de souffler.

Heureusement, nous avons changé de cap. Le vent ne nous gêne plus vraiment. La soirée est radieuse. Sur la route, nous admirons quelques ranchs et leurs immenses domaines. Dans ces grandes étendues, je discute avec mon amie. Cela lui rappelle des souvenirs de son voyage en Argentine.

Le soir, nous avons une nouvelle discussion sur la philosophie du voyage.

Je suis pour une activité harmonieuse et sans contrainte. Je suis un vacancier, un touriste qui va vivre deux mois ailleurs que chez lui. Histoire de m’enrichir de nouvelles expériences, de mieux comprendre la Terre. Mais je veux bien le vivre. Je ne fais pas les choses par rapport aux autres. Je sais que c’est une attitude vaine. Je n’ai rien à prouver. Je ne me crois pas supérieur. J’essaye seulement de faire quelque chose qui me convienne.

Véro est plus “baroudeur”, plus gourmande. Elle a une volonté féroce de devenir une “grande voyageuse”. Elle a une soif énorme de paysages. Sa motivation dépasse sa fatigue.

Mais au bout du compte, tous les cyclo-campeurs font la même chose : ils appuient sur les pédales ! Le reste, c’est dans la tête que cela se passe.

De toute façon, le pays que nous traversons est difficile et il nous oblige à des efforts importants, pas toujours désirés. La boucle que nous sommes en train d’effectuer a été un peu présomptueuse. Sur la carte, cela parait toujours simple et facile. Surtout, il y a cette contrainte d’être à Denver à une date fixe.

 

 A nouveau, le Colorado

Le vent nous pousse. Après avoir franchi une barre de montagne, avec un col à la clé, nous retrouvons un plateau. Aucun arbre à perte de vue. Juste des touffes d’herbes. Une clôture en fil de fer longe continuellement la route.

De Cowdrey à Walden, il y a neuf miles et beaucoup de taons ! Ils commencent à nous assaillir. J’accélère. Normalement, au dessus de quinze à l’heure, ils sont distancés. Mais le vent est violent et ils arrivent à se mettre dans notre sillage, à se faire aspirer. La folie commence. Je roule à trente à l’heure et j’ai une quinzaine de taons qui tournent par vague en essayant de se poser sur moi. Alors je fuis encore plus. J’augmente ma vitesse. Trente cinq. Les bestioles m’encerclent toujours. Dans les côtes, je sprinte. Saleté de vent favorable… Dans les descentes, je me défonce pour les larguer. Je regarde derrière moi, je les ai lachés. Et puis non, les revoilà. En fait, il y en a partout. Je m’arrête, haletant. les taons m’attaquent. Je sors un pull de ma sacoche. Je tiens les deux manches et je commence à faire des tourniquets. Je suis endiablé. Je remonte sur mon vélo et je continue à faire tournoyer le pull autour de moi. Comme un hélicoptère. J’y mets toute ma violence. Je ne dois pas être beau à voir. Un damné ! Parfois je fais un brusque écart sur la route à force de me contorsionner sur mon vélo chargé, avec une seule main pour le diriger. Les seize kilomètres ont passé comme un éclair de folie. A l’entrée de la ville, je fonce me réfugier dans un supermarché pour attendre les filles. J’ai l’impression de sortir d’un cauchemar.

Finalement, pas plus de deux piqûres. J’ai dû manquer un peu de sang-froid dans cette histoire !

Nous prenons ensuite la route 14 et pendant plus de 120 km il n’y a pas un croisement sauf avec des pistes. Les cartes, dans ces conditions, n’ont pas besoin d’être détaillées.

Après le Cameron Pass à 3120 m, nous allons suivre une longue vallée où les pêcheurs sont rois. Nous longeons la rivière “Cache la poudre”. Dans ce coin paumé des USA, Véronique téléphone à Gérard pour avoir confirmation de son arrivée. Magie des transmissions. Pouvoir communiquer à 10 000 km et se dire des banalités !

Après ces deux semaines passées en pleine nature, nous reprenons pied dans la civilisation à Fort Collins. Les abords de la ville sont affreux. Des villages entiers de mobil-home puis des constructions hâtives dans des sortes de zones industrielles. Enfin, le centre : de la verdure, des grandes maisons. Contraste entre la richesse et la misère…

Au camping de Loveland, Dorothée est fatiguée. Ça ne va pas. Elle me reproche mon autoritarisme. Nous vivons ensemble depuis quinze ans et c’est la première fois qu’elle me dit ça ! Je laisse passer l’orage, sans rien répondre. Après tout, ma femme à le droit de se défouler de temps en temps sur son mari. Même en étant un peu injuste… Avec Doro, ce qui est bien, c’est que cela ne dure pas. Un peu plus tard, nous sommes réconciliés. Ce qui est normal dans une ville au nom si charmant !

 

 Denver

Deux jours après, nous arrivons à Denver où nous avons la joie de retrouver Gérard. Véronique resplendit !

Une nouvelle fois, nous nous extirpons de cette grande ville où les gratte-ciel commencent à surgir du sol. Mais le cap a changé. Nous allons vers le Sud-Ouest. A la sortie, nous entendons au loin des courses de dragsters. Quel vacarme ! Puis nous abordons la route 285 qui n’est pas à proprement parler une route tranquille, mais nous n’avons pas le choix. Heureusement, aux USA, il y a souvent une bande d’arrêt d’urgence : invention merveilleuse pour nous, les cyclistes.

Le soir, en ayant encore une fois essayé vainement de demander un endroit pour planter la tente, nous avons jeté notre dévolu sur une aire de pique-nique où le camping est interdit… Pendant que les trois autres se penchent avec avidité sur les cartes, je profite de la proximité d’une rivière pour nettoyer mon vélo. Je fais cela tous les mille kilomètres. Parce que je l’aime bien mon vélo. Un Singer acheté il y a dix ans. Trop beau pour le cyclo-camping. C’est pour cela que je le protège avec des tuyaux de mousse.

Ma roue libre me tracasse. Elle fait du bruit. Elle grince, elle craque, elle crisse et je déteste ça. La poussière de certaines pistes y est pour quelque chose. Un vélo bien réglé se doit d’être silencieux. Alors je la soigne à l’huile. Je la fais tourner délicatement en écoutant les cliquets cliqueter ! J’ai l’impression qu’il y a des grains de sable ou que toutes les billes sont cassées à l’intérieur. Affreux. Je souffre…

A la tombée de la nuit, nous plantons les tentes dans un pré voisin plus ou moins à l’abri des regards. Je râle car je déteste devoir me cacher comme un voleur même si, dans ces conditions, il vaut mieux agir ainsi.

Quand nous étions trois, les deux filles et moi, nous roulions presque tout le temps groupés. Depuis que Gérard est là, ce n’est plus pareil. Il roule bien, Gérard. Et moi, je le suis. Je peux rouler à toutes les allures. C’est l’avantage. Du coup, j’ai tendance à abandonner Doro… C’est l’inconvénient !

Les montagnes sont érodées et recouvertes de conifères. Les pourcentages ne sont pas importants. Rien d’extraordinaire. En fin de journée, le Kenosha Pass, avec 10001 pieds sera notre étape.

Un camping en pleine nature. Juste une pompe pour l’eau et des chiottes en bois avec un trou. Rustique. Sur les emplacements, toujours une table et deux foyers. Dans les parcs, la plupart du temps c’est comme ça.

Nous avons des visiteurs en la personne des écureuils. Ils ne sont pas sauvages. Ils viennent sur la table pour essayer de chiper des aliments. Il y en a un sur la sacoche d’un vélo. Il y en a un sous la tente. Il y en a un qui grimpe sur les rayons d’une roue. Il y en a un sur la tête de Doro… Là, j’exagère un peu. Mais ils sont partout. C’est le spectacle de la soirée. Pas agressives, les petites bestioles, seulement gourmandes. On ne devrait pas leur donner à manger, mais c’est plus fort que nous. Elles auront droit aux restes.

Et le voyage continue. Chaque jour, des plateaux, des montagnes. Nous avons l’impression d’être très loin de tout. Après chaque col, le paysage est différent. La végétation évolue également au fur et à mesure de notre altitude. Après le Trout Creek Pass, c’est splendide.

Pour une fois, Doro et moi, nous sommes en tête. Dans la descente, tout à coup, il y a des graviers sur la route. Au lieu de s’amuser à jouer avec l’équilibre, Dorothée perd confiance en elle et abandonne. Elle chute. Le casque amortit le choc sur la tête…

Un peu après, nos deux amis arrivent. Ils n’ont rien vu. Je leur fais signe de ralentir. J’observe Gérard, qui roule à allure vive au même endroit. Il cramponne son guidon, maîtrise sa monture et passe sans problème.

Le camping est privé. Il coûte plus cher. Quatre dollars par personne. Gérard hésite. Moi, je suis fatigué et j’en ai marre de la radinerie de la plupart des cyclo-campeurs. Je ne fais pas une religion du matérialisme mais l’économie de bout de chandelle, ça m’attriste. Je n’ai qu’une seule vie et je veux la passer le mieux possible.

A Buena Vista, nous flemmardons. Nous entrons dans une boutique de sports. J’ai besoin de “rustines”. En effet, cette année, nous avons beaucoup crevé… à cause des bandes anti-crevaisons !

Depuis deux ans, j’emporte dans mes sacoches des bandes en kelvar. Je les réserve pour le jour où nous aurons des pistes pleines d’épines de cactus. Véronique, en début de séjour, m’a conseillé de les monter sur mes roues en me précisant qu’il valait mieux mettre un bout de chambre à air à la jonction de la bande. Je n’en avais pas. Les bords des routes étant souvent jonchés de silex et autres curiosités, j’avais fini par équiper mes roues avec ces fameuses bandes.

Véronique est un ordinateur. Elle analyse, décortique, étudie, dissèque, examine les choses à n’en plus finir. Mais de ses réflexions, c’est forcément la vérité qui en sort.

Et à cause de la jonction de la bande mal protégée, nous avons crevé. Et quand nous n’avions pas percé, la chambre à air était coupée et il fallait quand même mettre une “rustine” préventive.

Dans la boutique, nos amis se laissent aller. Ils dépensent. C’est peut-être la discussion d’hier qui en est responsable ? Moi, j’achète les rustines, une boussole (car j’ai perdu la mienne), un petit thermomètre et un joint pour le réchaud. Au moins, ce n’est ni lourd ni encombrant !

C’est bien joli de flâner. Du coup, nous attaquons les pentes du Cottonwood Pass (3700 m) à seulement deux heures de l’après midi…

Dans la montée, nous nous abritons à cause de l’orage. Je suis resté avec Doro car j’ai pressenti que la montée serait difficile. De plus, nous roulons sur une piste et je ne suis pas sûr que mon épouse saurait réparé en cas de crevaison.

Elle a encore des problèmes avec l’altitude. Elle n’arrive pas à trouver sa respiration et cela l’oblige à s’arrêter et à marcher doucement. Les heures passent et je suis ennuyé de savoir que nos amis vont devoir nous attendre. C’est le problème du voyage en groupe. Nous n’avons pas l’esprit aussi libre. Mais les discussions compensent cet inconvénient.

Depuis quelques kilomètres, Doro me pousse à la quitter comme à son habitude. Nous rencontrons un cycliste qui descend. Nous essayons de savoir s’il a vu nos compères et à combien de miles se trouve le sommet. Je ne sais pas s’il a compris le début de notre question car il se penche sur son compteur et nous répond trois !

Un signe à ma femme. Dans un couple, parfois, il n’y a pas besoin de mots pour se comprendre. Et me voilà avalant les kilomètres, respirant à fond pour puiser l’oxygène qui me fait défaut. Au col, Véro et Gérard s’apprêtaient à partir car il fait huit degrés.

Je pose mon vélo et pour ne pas me refroidir, je commence à gravir la montagne à pied, l’appareil photo en bandoulière. Et comme je sais qu’à chaque pas, je bats mon record d’altitude, je continue presque en courant. Au loin, je regarde Doro gravir lentement les derniers lacets. A vue de nez, je suis à 3750 m…

Curieusement, les nuages se dissipent. A cette altitude, tout est limpide. L’éclairage rasant transforme les reliefs en images somptueuses.

La descente se fait lentement car la piste n’est pas de bonne qualité et Doro se souvient de sa chute de la veille. Nous planterons les tentes dans un pré et nous dînerons aux chandelles avec une bougie collée sur une marmite. Heureusement que toutes les journées ne sont pas comme celle-ci mais heureusement que lors d’un voyage, il y en a des comme ça !

Au Colorado, les matinées sont vraiment agréables en été. Le Soleil est radieux. Pas un nuage. La température est douce. Nous suivons la rivière Taylor vers l’aval et tout est formidable. Je prends des photos. Mes sens sont aux aguets et je roule tranquillement à l’arrière, seul, pour être encore plus au contact de la nature.

Après Gunnison, nous sommes obligés de prendre la route 50 qui a un trafic un peu plus important. En compensation, la “Curecanti National Recreation Area” nous offre un paysage inoubliable. La végétation devient plus aride, les roches et les “mesa” - partie plate au dessus des buttes - sont de toutes beautés.

Dans le camping au bord du lac, Doro et moi, nous faisons de la chasse photographique. Nous avons vu un chien de prairie. Une sorte de marmotte de la famille des écureuils… Pendant une heure nous le suivons discrètement. Mais celui-ci ne se laisse pas approcher. Il nous fait marcher ! De guerre lasse, nous abandonnons. Du coup, n’ayant pas d’animal sauvage à mettre sur la pellicule, je photographie Doro, animal familier bien connu.

J’ai décidé, aujourd’hui, de me défoncer dans chaque col. Et il y en a trois. Je le fais pour moi. Pour me tester, pour voir si mes forces, avec le temps, ne s’évanouissent pas. Pour savoir si je ne vieillis pas.

Je suis beaucoup moins fort qu’à trente ans. Il faut dire que mon entraînement a fortement diminué. Je suis passé des douze mille kilomètres par an à seulement cinq ou six mille. En plus, j’ai tendance à rouler à l’économie. A la manière féminine. Auparavant, chaque côte était prétexte à un démarrage.

Résultats des courses : le premier col fut aérien et facile, le deuxième col m’a demandé de puiser dans mes réserves et le troisième col fut laborieux. Rêves envolés…

 

 Black Canyon National Monument

“Monument” en anglais veut dire site. Nous décidons de prendre une journée de repos. La première depuis le départ. Il était temps.

Aux USA, le summum sont les “National Park” et les “National Monument”. Le plus connu, c’est le Grand Canyon. Il y a deux ans, nous avions traversé les parcs nationaux de Sequoia, Kings Canyon et Yosemite en Californie. Souvenirs ancrés dans nos mémoires. Les entrées sont payantes. Les campings sont bien équipés et les touristes plus nombreux. Les “National Forest” sont des grands territoires protégés et réglementés.

Nous suivons le “Black Canyon” à vélo. Impressionnant. Le fond est à huit cents mètres. Les parois sont de toutes beautés et les veines des roches accentuent cette magnificence. Le vent s’engouffre dans ce couloir immense. Pour prendre des photos, je suis obligé de me caler fermement. Mais quel régal ! Avec Gérard, nous nous attardons devant un tel spectacle. Doro a préféré partir car elle n’a pas supporté que je prenne quelques risques pour mes clichés. Elle a fait la politique de l’autruche. Personnellement, je n’avais pas l’intention de tomber dans l’abîme. Je voulais seulement avoir un meilleur point de vue pour mes diapos.

Dans le partage des tâches, c’est Doro qui est responsable de la cuisine. Avec nos amis, j’ai l’impression que c’est la même chose. La fonction nourricière de la femme n’est pas prête de s’éteindre.

En attendant, je me penche sur ma roue libre malade. Ça semble intéresser Gérard. Je veux enlever le cache pour voir à l’intérieur. (Si vous n’aimez pas la mécanique, passez au paragraphe suivant ! ) J’ai une clé à ergots. Une fois démonté, les billes apparaissent en pleine forme : elles sont rondes et luisantes. Moi qui m’attendait à voir des grains de sable, je suis déçu. Je décide bêtement de faire couler de l’eau dessus pour chasser les poussières. Les billes mal collées par la graisse valsent dans toutes les directions. Nous finissons par récupérer nos chères petites têtes rondes mais il en manque une… Je sens que Gérard a envie de prendre les choses en mains. Il y a quelques mois, au Maroc, il avait résolu un problème du même type et il veut confirmer son savoir-faire. Véro possède un démonte roue libre. Personnellement, j’en ai déjà cassé quatre au cours de ma carrière. Toujours à l’ergot. Défauts de fabrication ? Je sens que Véro hésite à me le prêter… Après l’avoir mis en place, Gérard le bloque entre les barres du foyer. Avec une violence inouïe, il arrive à débloquer la patiente. Une fois enlevée, toujours pas de trace de la bille. « Quand il manque quelque chose, on va chercher chez le voisin ». Je prends ma roue libre de secours et je lui en pique une. Remontage, lavage puis graissage. La souffrante va un peu mieux…

 

 Vers le Sud

A Ridway, nous décidons de nous séparer de nos compagnons. Ils ont moins de temps et ils ont choisi de rejoindre Las Vegas par l’Ouest.

Notre choix se porte vers le Sud, par les grands cols et la région peut-être la plus belle du Colorado. De plus, sur cette route, les villages sont empreints de passé. Ouray a un charme très particulier.

Les “Ghost town” sont nombreux. Beaucoup d’or a été trouvé dans cette région. Partout on peut observer les vestiges des anciennes mines.

Au “Red Mountain Pass” à 3350 m, c’est féerique. La montagne, à force d'avoir été exploitée, semble 'peinte' de couleurs jaune, orange, rouge. Nous comprenons pourquoi le Colorado se surnomme “colorfull”.

Notre étape se fera à Silverton. Une petite ville coincée entre deux immenses vallées. Une ville tracée au couteau avec des rues non goudronnées immenses. La rue principale est charmante. Le soir nous baguenaudons, heureux de pouvoir regarder autre chose que la nature.

L’attraction du pays, c’est le train du Far West qui relie Durango à Silverton. Au début, nous suivons la voie mais très vite, notre route s’élève en direction des deux cols à plus de 3300 m que nous devons franchir aujourd’hui. J’aime ça !

Dans la descente, après l’orage, j’essaye de m’accrocher à des VTTistes. Visiblement, ils n’ont pas fait la montée. Ils sont tout frais. Ils emploient des braquets énormes et, en me doublant, ils me sourient en me criant “It’s Fun”. C’est leur jeu. Descendre des cols. Nouvelles pratiques qui se retrouvent également dans les Alpes. Mais vu leur embonpoint, ils ne doivent pas apprécier les côtes. Ils me larguent. Je suis vexé !

 

 Mesa Verde National Park

Après Durango, nous nous dirigeons vers le “Mesa Verde National Park”. Nous avons quitté les hautes montagnes et cela se sent. La chaleur est forte. Nos organismes souffrent. Nous franchissons des monts érodés et cela manque d’intérêt. C’est une transition dans le voyage.

Et puis nous arrivons à Mesa Verde. Le paysage au coucher du soleil est éblouissant. La mésa s’érode, et la poussière de la terre donne des formes superbes. Mais Mesa Verde, aux USA, est connu pour son caractère préhistorique. Une préhistoire qui remonte à huit cents ans. Là où vivaient des indiens sédentaires qui avaient construit des villages en terre au creux des falaises dans des canyons. Auparavant, ils vivaient d’agriculture sur les plateaux. Pour des raisons inconnues, ils avaient émigré dans ces falaises.

 L’Utah

Bientôt, l’Utah nous accueille. L’état des roches.

A Bluff, sur la route en direction de Monument Valley, le paysage se transforme radicalement. Il devient grandiose. Notre réceptivité est à son maximum. Nous ralentissons. Nous faisons du sur-place. Nous nous arrêtons. Nous écarquillons les yeux. Ces instants sont rares, précieux, intenses. Nous les savourons.

A la sortie du village, un cycliste me fais un signe. Derrière lui, deux voitures. Mon cerveau enregistre ces données mais je ne me pose pas de question sur le moment. Mon attention est ailleurs.

Nous retrouvons le désert et comme il est midi et que nous ne voulons pas pique-niquer en plein soleil, nous prenons une courte piste qui nous conduit près de la rivière San Juan, dans une oasis de verdure. L’immense réserve des indiens Navajo est de l’autre côté. L’après-midi, nous la longeons. Le décor change encore une fois et devient rouge. Affreusement rouge. Tout est absolument de cette couleur suffocante. Le relief est plus tourmenté et la chaleur accablante.

 RAAM : La course

Au loin, un autre cycliste. Deux voitures derrière lui. Signe amical du pédaleur. Grands gestes des suiveurs. Allure de l’ensemble : pas bien vite. “Qu’est ce que c’est encore que cette connerie”, me dis-je. Un contre-la-montre ? Allure ridicule. Pas besoin de deux voitures pour aller si lentement. Tout l’après midi, nous pouvons observer une vingtaine de fois la même chose.. Visages des cyclistes fatigués. Il fait chaud et la pente est dure mais ceci n’explique pas cela. Nous sommes dans les mêmes conditions, à part les bagages en plus et les voitures suiveuses en moins… et nous ne faisons pas cette tête là !

L’étape, ce soir là, se fera à Mexican Hat. A deux pas de la réserve des indiens et de la magnifique “Valley of the Gods”. Nous nous installons à la terrasse d’une alimentation. Une voiture suiveuse se trouve là. En effet, elles sont toutes identiques. Sur la portière, nous pouvons lire :

RAAM 1990 - 2,912 miles -

Doro et moi, nous nous interrogeons sur ce libellé étrange. 2912 miles, ça fait 4685 km…

Les suiveurs ont remarqué nos vélos. Ils le font bien sentir en les regardant de très près. En fait, ils ont très envie de nous parler de ce qu’ils font. Et devant notre incompréhension de l’américain courant, l’un deux nous offre une revue cycliste californienne. Grâce à cela, nous allons tout savoir !

RAAM veut dire Race Across AMerica. C’est une course individuelle qui rejoint la côte Ouest des USA à la côte Est. En distance, c’est le Tour de France randonneurs. Mais la difficulté, c’est la durée : 12 jours ! Soit 400 km par jour !

Rapides calculs : en roulant à 18 km/h de moyenne, cela fait 22 heures par jour sur le vélo. Il ne reste plus que 2 heures pour manger et dormir… et 12 fois comme ça !

Afin de rendre cette course encore plus “pure” les concurrents ne peuvent pas rouler ensemble. Les américains appellent ça : The Ultimate Race of Truth… Vérité ou folie ? Repousser les limites des performances physiques et psychiques, médicalement c’est intéressant. Mais les cobayes s’en remettent-ils toujours ?

Le vainqueur 89 a fait une moyenne de 14,5 km/h et la première femme a roulé à 12,8 km/h.

Ce qui doit être également dur pour ces coureurs, c’est l’anonymat dans lequel cette course se déroule. Les américains, certainement par ignorance, ne prêtent aucune attention à eux.

Donc, notre étape est à Mexican Hat. Nous attendons le coucher du soleil pour planter la tente car il fait très chaud et je préfère ne pas l’exposer aux morsures du soleil. Le terrain est sableux. On a toujours l’impression que le sable, c’est confortable. Nenni ! C’est plein de bosses et de creux si on n’aplanit pas le sol avant.

Vers onze heures, nous nous couchons. Mais impossible de dormir car il fait vraiment trop chaud. Par inadvertance, je pose la main sur le sol de la tente et je suis très surpris de la température élevée. C’est dû à une erreur de ma part. J’ai monté la tente trop tôt et la chaleur qui s’était emmagasinée dans le sable n’a pas eu le temps de se dissiper. Au contraire, le tapis de sol a conservé la chaleur. C’est pour cela que nous avions l’impression d’être sur une table de cuisson. En pleine nuit, nous voilà en train de déplacer la tente vers un endroit plus frais !

Au même moment, à l’entrée du camping, un cycliste de la RAAM se repose près de sa voiture suiveuse. Nous l’observons. Il a plus de 1000 km dans les jambes. Cela me rappelle le temps où j’ai réalisé Paris Brest Paris. La différence, c’est que moi, il me restait encore deux cents kilomètres à parcourir pour finir alors que lui n’a pas encore fait le quart du parcours…

 

 Monument Valley

Le midi suivant, nous arrivons à Monument Valley. Je suis déçu car c’est un paysage trop immense et l’éclairage n’est pas bon pour les photos. Nous pénétrons dans le Parc. L’indien qui garde l’entrée ne nous fait pas payer car nous sommes à vélo. La réaction des navajos est différente de celles des américains. Ils sont intéressés par notre façon de voyager. Ils ne nous amalgament pas aux autres touristes. Tant mieux pour nous !

Au camping du parc, la chaleur est très forte. Nous nous protégeons du Soleil. Nous attendons qu’il décline. Le paysage devient alors magnifique. Je cours comme un fou pour prendre des photos avant le coucher du Soleil. Dorothée essaye vainement de me suivre. Dans ces cas là, mes forces décuplent. Je grimpe, je cavale, je rampe, je dévale pour pouvoir enregistrer sur la pellicule ces instants rares. Ma réceptivité est encore une fois à son maximum et je sais que cela va faire de bons clichés. Je n’ai pas droit à l’erreur et j’y mets tout mon métier : la bonne focale, le premier plan, l’hyperfocale, le cadrage, l’ouverture. Je profite de cet éclairage dans ce paysage hors du commun pour mitrailler. Jouissance de cet instant.

Doro m’a rejoint. Après la folie, une sorte de sérénité s’installe. Nous contemplons tranquillement le site. Puis nous rentrons au camping pour monter la tente.

Une fois le Soleil disparu, le temps change. Les nuages affluent et le vent commence à souffler. Nous sommes au bord d’une falaise. Nous changeons de place, par précaution. Le vent devient violent. Une tempête de sable se prépare. Je renforce l’amarrage de la tente. Nous rangeons les affaires et nous nous engouffrons dans la tente. En cas de gros problème, il y a toujours moyen de se réfugier dans les lavabos. Cela ne serait pas la première fois. Je sais que l’ancienne mono-mât résistait à tout mais pour notre nouvelle tente, cela va être un test.

Dans la tourmente, elle reste vaillante. Le problème, c’est le sable très fin de Monument Valley. Il pénètre partout. Il passe à travers la moustiquaire pourtant fermée. La nuit sera mouvementée et non propice au repos. Ce sont les aléas du voyage !

Le lendemain matin, il faut secouer, nettoyer et rincer les affaires. Surtout la transmission des vélos. Ma roue libre va craquer encore un peu plus !

 

 L’Arizona

Nous franchissons la frontière de l’Arizona. La réserve des navajos s’étend sur des centaines de kilomètres.

Les indiens vivent misérablement dans des baraquements sordides. Bien sûr, ils n’habitent plus dans des tentes puisqu’ils sont devenus sédentaires. Ce ne sont plus les chasseurs qui devaient se déplacer à la poursuite du gibier. Dans ce désert, rien ne pousse. Ils élèvent quelques moutons et se déplacent en 4x4.

Ce sont eux qui ont voulu vivre dans cet endroit car c’est la terre de leurs ancêtres. Choix effectué par les chefs il y a un siècle et qui a condamné un peuple à la pauvreté. La Nation Navajo est mal en point…

A Kayenta, nous nous offrons le motel. Cher. Bien sûr, il appartient à des américains. Quand on pense au nombre de touristes qui passent par là, sur la route du Grand Canyon, on se dit que les indiens se débrouillent mal.

Pour nous ce sera le point le plus à l’Ouest de notre parcours. Il nous faut, une fois de plus, changer de cap. Les vacances n’étant pas éternelles, nous prenons la route 160 vers l’Est. Nous attendions cet instant avec impatience, car il doit marquer le moment où le vent doit devenir favorable. Aux USA, comme partout ailleurs, les vents dominants ont le cap Ouest-Est.

Au delà de toute espérance… le vent nous prend, nous fouette, nous claque dans le dos, nous propulse en avant. C’est l’euphorie. je regarde mon compteur : trente, sans effort, sur le 46/16. La route est belle, rectiligne. Le paysage est désertique mais varié avec ces vestiges de buttes. La circulation est presque nulle. Nous sommes partis pour une grande journée !

Sur la route, un serpent… écrasé ! Plus tard un groupe d’indiens sur le bas côté. Nous progressons avec une certaine appréhension… Saluts de leur part ! La chaleur est maintenant intense. Mon thermomètre indique quarante deux à l’ombre de ma sacoche. Mourir de soif… même pas, car tous les soixante kilomètres il y a des stations services où nous pouvons nous ravitailler.

Mais alors, où est l’aventure ?

En fin de matinée, le vent s’est calmé. Au soixante-dixième kilomètres, Mexican Water n’est pas un village accueillant et nous décidons de continuer. Au cent dixième kilomètres, Teec Nos Pos n’est pas plus attirant. En route pour le Nouveau Mexique ! Vers seize heures, nous franchissons la frontière.

Le relief est plus mouvementé, mais rien ne nous arrête sauf une crevaison de Doro. Pourtant, elle a ces fameuses bandes anti-crevaison. Je démonte et quelle est ma surprise de découvrir que c’est un hameçon qui a percé le pneu par le côté. Nous ne sommes victimes ni des animaux sauvages, ni des reptiles, ni des indiens, ni de la soif mais d’un hameçon ! En plein désert, c’est un comble !

Au cent soixantième kilomètre, Shiprock est une petite ville au bord de la rivière Saint Jean. Il est dix neuf heures. La région ne se prête pas du tout au camping sauvage. Nous poursuivons notre périple. Treize kilomètres plus loin, nous quittons la réserve des navajos. Il va faire bientôt nuit. Nous vérifions les éclairages. Je rajoute une petite torche à l’arrière de mon vélo. La route, maintenant est très large. Quatre voies séparées et une immense bande d’arrêt d’urgence. Moments inoubliables de l’approche de Farmington par une température très douce et une nuit étoilée. Au motel, Doro regarde le compteur : deux cent vingt kilomètres à une moyenne de quinze à l’heure, arrêts compris. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas fait tant !

 

 Retour au Colorado

Après ces quelques jours passés dans l’Utah, l’Arizona et le Nouveau Mexique nous sommes heureux de retrouver la verdure et la fraîcheur du Colorado. Je m’y sens bien. La route 150 est agréable et facile à vivre. Pagosa Springs m’a séduit. Bien sûr, c’est un peu fade par rapport à ce que nous avons vécu dans l’Utah mais c’est tellement plus reposant !

Ce soir, nous campons dans la réserve des indiens Ute à Chimmey Rock. Il y a six personnes dans un immense camping. Les américains ont-ils peur des indiens ?

Ma roue libre continue à me chagriner. Cette fois ci, je la démonte entièrement pour la nettoyer efficacement. Le problème, c’est que je n’ai pas de graisse pour recoller les billes sur les chemins de roulement. Mais une amie nous avait raconté comment avait fait Jean Naud, un cycliste qui avait traversé le Sahara avec un vélo spécialement fabriqué pour son exploit. Il avait utilisé du dentifrice ! Je fais de même. Comme quoi, l’expérience des autres sert parfois !

 

 Great Sand Dunes National Monument

Nous avons toujours beaucoup de mal à faire des extensions. Nous n’aimons pas les aller-retour. Mais là, nous n’hésitons pas. Nous allons au “Great Sand Dunes National Monument”. Des dunes sur 300 kilomètres carrés. La rivière Rio Grande, les alluvions et le vent sont responsables de cet énorme amoncellement de sable au pied des montagnes qui culminent à 4300 m.

En bas, il y a beaucoup d’américains. ‘beaucoup’ étant très relatif par rapport au ‘beaucoup’ européen. Nous décidons de gravir quelques dunes. Puis petit à petit, nous nous prenons au jeu. Il n’y a pas de doute, les sommets nous attirent. En haut, nous pouvons contempler l’étendue de sable. Ici, les américains sont devenus rares. C’est toujours comme ça. Dès qu’il y a un effort à produire, la sélection naturelle s’opère rapidement !

Le Veta Pass à 2850 m sera notre dernier col.

Nous l’avons franchi dans une tempête. Ce col marque la fin des Rocheuses à l’Est et cela doit provoquer des perturbations. Le vent nous prend, nous emmène, nous transporte. Nous sommes littéralement catapulté vers l’avant. Je termine la montée à vingt cinq à l’heure. Il me donne l’illusion d’être vraiment très fort, d’être invincible, d’être le champion du monde. Au sommet, l’orage menace de plus en plus. Nous ne nous attardons pas. Nous nous cramponnons à notre guidon. La route est rectiligne et cela va très vite.

Vingt kilomètres plus loin, nous croisons des cyclo-campeurs. Ils sont épuisés de lutter contre les éléments. J’espère qu’ils n’en sont pas à leur première expérience, sinon ils vont vite raccrocher. Ils diront que le cyclo-camping, c’est trop dur et pas fait pour eux alors qu’ils auront eu la malchance de tomber sur une journée folle.

 

 Colorado Springs

A partir de Walsenburg, nous prenons pendant deux jours l’autoroute ! Pour aller à Colorado Springs, il n’y a pas d’autre choix. Aux USA, c’est permis. Le trafic est faible et cela n’est pas invivable.

Après huit semaines de nature, nous retrouvons la grande ville. Colorado Springs est agréable.

Nous avons préféré prendre un motel pour trois jours au cœur de la vieille ville. Le soir, nous regardons la télé. Par curiosité. Pour voir que la télé des américains est identique à la nôtre. La télé rend-t-elle idiot ? Question sans réponse. Mais à haute dose, c’est toujours du temps qu’on ne consacre pas à d’autres choses. Être passif, c’est reposant mais les joies profondes on les ressent quand on est acteur, pas spectateur. Le bonheur est à ce prix.

Pour la troisième et dernière fois, nous arrivons à Denver. Maintenant, nous sommes rodés pour les embarquements dans les avions.

A Orly, nous retrouvons notre banlieue avec une pointe de regret pour les paysages que nous venons de quitter.

 

Un voyage réussi, c’est un ensemble d’ingrédients qui fait qu’on a l’impression de vivre une vie chaque jour différente. L’esprit à besoin d’être confronté à des choses nouvelles pour pouvoir évoluer ! Il faut savoir sortir de la torpeur du quotidien. C’est pour cela que le voyage à vélo est une formule qui me convient bien. A Doro aussi !

 

Daniel CLERC

 

 

 

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