Nous avons la “chance” d’habiter à une
quinzaine de kilomètres au Sud d’Orly. En ce début de juillet 90, nous nous
dirigeons à vélo vers cet aéroport. Un avion doit nous emmener jusqu’à Denver
dans l’état du Colorado.
C e matin, les voitures ne font pas
d’excès de vitesse sur la Nationale 7. C’est complètement bouché. Joie des
grandes métropoles… Alors, Doro et moi, nous roulons sur les trottoirs pour nous
extirper de ce foutoir. Les automobilistes nous regardent d’un air triste.
Présentement, je ne suis pas formidablement heureux, mais une flamme brûle en
moi. Celle des départs pour une destination lointaine…
A l’aérogare, nous retrouvons
Véronique avec laquelle nous allons rouler trois semaines. Gérard, son
compagnon, viendra nous rejoindre dans quinze jours, travail oblige.
Nous avions fait une reconnaissance à
Orly l’avant-veille afin de savoir si la compagnie aurait des cartons pour nos
vélos. Un employé nous avait rassuré. « Il n’y aura pas de problème. Tout ira
bien. » Deux phrases magiques pour vous débarrasser des opportuns. Ça a marché !
Aujourd’hui, il n’y a plus de carton.
Tant pis pour nous. Il faut signer une décharge indiquant que les vélos sont mal
emballés : juste des tubes de mousse pour les protéger.
A New York, courte escale pour changer
d’avion. Au moment du décollage, une question nous tracasse : les vélos sont-ils
vraiment dans l’avion ? A l’arrivée à Denver, nous aurons la
réponse : non ! Véronique parle très bien l’anglais.
Du coup, elle, si discrète, la voilà propulsée au devant de la scène. Elle s’en
sort très bien ! Ainsi, nous apprenons que les vélos
arriveront dans la soirée. Ils ont fait un petit détour par Chicago…
En attendant, Véro réserve un motel :
les cyclo-campeurs feront leur première nuit aux USA dans un lit !
Vers les montagnes
Denver est au pied des Rocheuses à
1500 m d’altitude. Cap plein Ouest pour l’aventure… et les cols !
Les premiers instants, dans un pays
lointain, sont inoubliables. Impressions fortes… Tout est différent de notre
univers habituel. Une seconde vie commence. C’est l’intérêt des voyages.
En fin d’après-midi, nous abordons les
contreforts des Rocheuses. Une trentaine de kilomètres nous sépare encore du
camping du Parc du Golden Gate. Doro commence à être très fatiguée car son
entraînement est minime. Cela m’inquiète.
Quelques kilomètres plus loin, sur le
bord de la route, Véronique et moi, nous bavardons en l’attendant. Je parle de
la Californie. Cette première journée dans le Colorado me replonge dans mes
souvenirs d’il y a deux ans.
Doro nous a enfin rejoint. Je sens
qu’elle est de mauvaise humeur. Elle n’aime pas faire attendre et encore moins
qu’on l’attende. La pente est forte et cela n’arrange pas les choses.
Un automobiliste s’arrête et nous
questionne sur ce que nous faisons. Ils sont comme ça les américains. Ils posent
des questions toutes faites du genre : « Où allez-vous, d’où venez-vous ». Mais
c’est tout juste s’ils écoutent les réponses. Ils ont besoin d’entrer en contact
et cela reste très superficiel. Celui-ci est très surpris d’entendre Doro lui
demander s’il peut la transporter dans sa Ford. Cela ne fait pas partie des
réponses habituelles !
Nous voilà à la poursuite de mon
épouse. Je dis à mon amie que je trouve “nulle” l’attitude de ma femme. Elle
aurait dû s’entraîner davantage avant de partir en voyage. Mais les choses étant
ce qu’elles sont, je suis en même temps soulagé de ne pas la voir souffrir.
Et l’orage arrive… Je commence à en
avoir assez. Sur la carte, le camping se situe à l’entrée du Parc et je ne vois
toujours rien arriver. J’ai tendance, dans ces cas là, à accélérer. Je m’épuise
et des crampes commencent à me faire souffrir. Entre temps, Doro est montée dans
une deuxième voiture.
Au “Visitor Center”, je la rejoins.
Nous sommes à 2600 m d’altitude et il pleut toujours. Là, nous apprenons qu’il
reste six miles de grimpée pour arriver au camping. Coup au moral. Je craque et
c’est à mon tour d’être “nul” et un peu honteux de monter dans le véhicule !
Véronique ne dit rien mais je sens qu’elle me reproche mon incohérence…
L’américain qui nous transporte est
tout heureux de nous rendre service. Sa voiture est toute neuve. Les trois vélos
sont dans la benne avec Véro. Elle a préféré rester dehors pour ne pas salir la
voiture. Sacrée Véro !
J’aime les USA pour ses campings.
Celui-ci est à 3000 m d’altitude. Nous avons l’impression de faire du 'sauvage' tellement les emplacements sont immenses.
La pluie a cessé. Nous pouvons planter
tranquillement notre nouvelle tente à arceaux. La précédente, une mono-mât, a
tenu vaillamment neuf voyages de deux mois. Celle-ci est plus confortable. Notre
chez-nous fait trois mètres carrés. Immense ! Au cours de nos voyages, nous
roulons en moyenne six heures par jour et nous sommes allongés une douzaine
d’heures. C’est pour cela que j’attache de l’importance au couchage et à la
qualité du repos.
Le lendemain, nous avons battu notre
record de la plus petite étape : dix sept kilomètres ! Depuis le temps que nous
faisons ce type d’activité, nous savons construire intelligemment un voyage. Il
faut tenir les deux mois et ne pas s’épuiser au tout début. Comme la première
étape, par la force des choses, n’a pas respecté la philosophie et bien la
deuxième rééquilibrera les dépenses physiques !
Puis nous suivons la route “Peak and
Peak”. Là bas, les montagnes ne sont pas compliquées. Elles ont la forme de
triangle. C’est exactement comme les enfants les dessinent !
Je n’aime pas attendre devant les
supermarchés. A Nederland, les deux filles sont à l’intérieur pour faire les
courses. Et moi, je monte la garde. Je fais les cents pas le long des vitrines.
Je jette de temps à autre un coup d’œil vers les vélos. Les américains passent
devant sans y faire attention, comme en Angleterre, en Allemagne ou en Autriche.
Au bout d’un quart d’heure, je
commence à trouver le temps long. Doro m’a déjà proposé de faire les courses à
sa place mais je préfère encore mieux m’ennuyer que d’avoir à réfléchir à ce que
l’on va manger dans les 24 heures. Dans les magasins, c’est souvent comme ça :
monsieur pousse le caddie et madame jette les victuailles dedans. Je ne fais pas
mieux.
Le long des vitrines, il y a des
distributeurs de journaux en libre service. Il suffit d’insérer des pièces
dedans. La machine rend la monnaie. Et pour tuer le temps, me voilà en train de
récupérer les pièces de 25 cents oubliées par les américains pressés. J’en ai
récupéré trois. Formidable, hein !
Une demi-heure plus tard, je commence
à avoir froid. Je suis de mauvaise humeur. J’ai le décalage horaire dans la tête
et je suis vaseux. De plus, pour moi, le mauvais temps est une anomalie. Sur les
guides touristiques du Colorado, il est écrit que les matinées y sont radieuses.
C’est seulement l’après-midi que l’orage arrive. Effectivement, tout au long du
voyage, cela sera comme ça. Mais aujourd’hui, troisième jour de notre voyage, ce
n’est pas ça du tout. Le plafond est bas et très menaçant. En plus, j’ai envie
de visiter cette petite ville très pittoresque de l’Ouest américain. Mais il
nous reste de la route à faire. Alors, nous partons. C’est le voyage qui nous
pousse toujours à aller de l’avant au détriment parfois de ce qu’il y a sous nos
pieds…
Le Rocky Mountains
National Park (3715 m)
Le camping du parc est complet... Le
rangers nous indique un autre camping. C’est celui d’où l’on vient et il se
situe à 80 km ! Logique implacable des rangers et du règlement qu’on ne peut pas
transgresser.
Le 'sauvage' étant formellement
interdit, il va falloir trouver une solution. Véro le questionne pour savoir si
elle peut demander à un campeur de bien vouloir nous céder un bout de son
emplacement. Dans les Rocheuses, les cyclo-campeurs sont rares. De ce fait, nous
sommes bien accueillis et l’emplacement à partager est vite trouvé.
Le soir, nous regardons vers les
sommets. Nous essayons de discerner la route du lendemain qui doit nous emmener
à 3715 m d’altitude. Nous sommes à la veille d’une grande journée et j’aime ça.
C’est le piment de la vie. C’est la petite angoisse et surtout le réveil d’une
volonté à toute épreuve.
Avec les enfants, en éducation
physique, pour que cela marche, il faut au moins une de ces trois composantes :
épreuve (ne pas savoir si on va y arriver), performance (battre son record) ou
compétition (se mesurer à autrui).
Il y a de l’épreuve et de la
performance dans notre projet du lendemain. Pour nous trois, les 3100 m
représentent l’altitude maximum atteinte à vélo (en Californie pour Doro et moi,
au Chili pour Véronique).
C’est un décor grandiose qui nous
attend. La route monte régulièrement. Le temps est magnifique. A 3500 m, la
Toundra fait son apparition. Les voitures n’ont pas le droit de s’arrêter car
l’écosystème est très fragile. A vélo, nous pouvons par contre prendre toutes
les photos désirées.
A cette altitude, dès que l’on veut
faire un effort important, il faut inspirer à fond pour emmagasiner le maximum
d’oxygène. Je m’en rends compte lorsque j’accélère pour doubler deux cyclistes
américains. Ils ont des vélos de course et je sens qu’ils n’apprécient pas que
je les dépasse avec tout mon chargement (vingt kilos). A mon avis, ils doivent
être en pleine fringale. C’est bien joli d’avoir le minimum mais l’autonomie, ça
permet d’aller plus loin ! D’ailleurs, peu après, ils feront demi-tour.
Doro est en difficulté. C’est normal.
Cela fait seulement cinq jours que nous roulons et lui infliger un pareil
effort, ce n’est pas sérieux ! Cependant, elle n’est pas femme à se décourager.
Elle monte une partie à pied. Elle ressent les effets de l’altitude et cela lui
bloque la respiration.
Pour la première fois de ma vie, je
lui prends les sacoches avant et je lui mets à la place mes petites sacoches
arrière. Je ne suis pas pour l’assistanat mais aujourd’hui, je fais une
exception. Il reste quatre kilomètres de grimpée et me voilà harnaché comme un
baudet. Finalement, à allure lente, ça va bien.
Et enfin, le “Trail Ridge High Point”
à 12183 pieds est atteint. Joie intense, récompense d’une journée d’efforts.
Joie inconnue des automobilistes.
Pour la poursuite du voyage, plusieurs
hypothèses sont échafaudées. Nous avons dix jours devant nous. Véronique doit
ensuite revenir sur Denver pour accueillir Gérard qui ne profite pas, comme
nous, de longues vacances. L’état du Wyoming, situé au Nord du Colorado,
remporte les suffrages. Surtout après y avoir vu un col à plus de 3300 m. Bien
sûr, au cours de mes voyages, les cols ne représentent pas une priorité sinon je
serais déjà allé en Corse.
Mais il faut bien reconnaître que je
suis très attiré par les montagnes… Et les grands cols sont toujours un défi et
donnent du piment à mon existence !
Les Rocheuses sont formées d’une
succession de plateaux et de montagnes. Cela rend la progression aisée sauf
quand le vent est contraire. Ici, à 2000 m d’altitude, rien ne l’arrête. Nous
découvrons sur cette route les grands espaces si envoûtants. Le paysage n’est
pas monotone. Rien à voir avec le Middle West où tout est identique sur des
centaines de kilomètres.
Le Wyoming
Les étapes ont tendance à s’allonger.
Sur les plateaux, le camping sauvage est difficilement envisageable. Dans les
montagnes, les grandes forêts de conifères posent également des problèmes. La
région n’est pas touristique. Alors nous continuons notre route jusqu’à des
heures tardives pour trouver un emplacement correct.
Ce soir là, nous avons choisi un camp
scout déserté. Nous serons tranquilles. Le problème, c’est l’eau. Il va falloir
faire bouillir celle d’un étang. Véro, toujours aussi organisée, sort des
filtres. Un conseil, si vous partez en voyage à vélo, emmenez Véronique avec
vous. Gérard l’a bien compris puisqu’il l’a épousée !
Laramie m’a déçu. Une ville laide,
bien dans le style américain. Je suis nostalgique des villages européens. «
Fallait pas venir ici » me rétorque-t-on ! Amis des vieilles pierres, “go home”.
Véronique est malade. Elle tousse et
elle a du mal à respirer. En plus, maintenant, nous avons le vent de face qui
nous épuise. Chacun vit sa galère sur cette route rectiligne. En fin d’après
midi, nous arrivons dans un ranch. Nous allons essayer de demander un petit bout
de terrain pour camper. Malheureusement, dans cet oasis de verdure, il y a des
festivités qui se préparent. Un mariage grand luxe. Nous contrastons avec les
belles dames et les beaux messieurs. Nous faisons pitié dans nos vêtements salis
par la route, les cheveux en broussailles, les traits tirés et desséchés par le
vent violent. Une servante nous accueille et nous donne à boire. Elle parle un
peu le français et elle nous indique gentiment le camping le plus proche car ce
n’est pas possible de rester ici.
Nous reprenons la route et la lutte.
Heureusement, le soleil frôle l’horizon et l’éclairage devient merveilleux. Les
troupeaux de vaches et de gazelles nous ravissent. Je pousse des grands cris
pour faire courir les bêtes. Ça marche. Dans ces grands espaces, les bestioles
ont tellement peu de distractions !
Plus tard, nous abordons à nouveau la
montagne. Une fois encore, nous faisons un détour pour demander asile. Un petit
bout de terrain, c’est pas grand chose dans cette nature immense. Une nouvelle
fois, d’une voix charmante, on nous indique le camping le plus proche… et puis
on nous parle de la France. Nous, nous en avons plein les bottes et nous sommes
pressés d’en finir. Alors nous partons, un peu énervé… vers le camping le plus
proche ! Nous y arrivons enfin, juste au moment où l’orage habituel nous tombe
sur la tête. Dure journée !
Au col du Snowy Range Pass, à 3306 m,
il y a quelques touristes. Sur le parking, nous avons posé nos vélos près des
camping-cars ou plutôt je devrais écrire des cars-camping car maintenant les
autocars se développent beaucoup aux USA. Je prends des photos pour montrer le
contraste entre notre manière de voyager, avec quinze kilos de bagages, et celle
des américains qui ont, eux, quinze tonnes de matériel… La surenchère
conduit-elle au bonheur ? J’ai l’impression que certains y croient. Sachant
qu’une tonne est égale à mille kilogrammes, la question est de savoir s’ils sont
mille fois plus heureux ?
Dans la descente, nous nous abritons
sous les conifères car à cet altitude, lors de l’orage quotidien, il tombe des
grêlons et ça fait mal. Heureusement, cela ne dure pas.
Le lendemain, nous continuons de
dévaler la pente. L’avantage de monter haut, c’est de descendre ensuite
longtemps. La route vient d’être refaite. En fait, c’est plutôt pire que ce
qu’il y avait avant. Les ponts et chaussées se sont contentés de jeter des gros
paquets de goudron n’importe comment. Si les américains comptent sur moi et mon
vélo pour aplanir leur cochonnerie, alors là, ils se trompent ! L’insuffisance
d’argent n’excuse pas le travail mal fait, au contraire !
Encore une fois, le vent a été
terrible. Je suis lessivé. A Encampment, il y a une superbe pelouse réservé aux
tentes près d’un musée en plein air. Il est midi. Les filles vont faire les
courses et moi, privilégié, je reste à garder les vélos. J’ai bien envie de
rester là. Mais Véronique n’est pas d’accord. Elle a son Gérard à récupérer à
Denver et elle ne peut pas se permettre de faire une étape trop courte.
Après la visite de la reconstitution
d’un village datant du siècle dernier, nous repartons. J’ai beau comprendre les
motifs de Véro, ce n’est par pour ça que cela me donne envie de rouler. Moi,
j’avais envie de souffler.
Heureusement, nous avons changé de
cap. Le vent ne nous gêne plus vraiment. La soirée est radieuse. Sur la route,
nous admirons quelques ranchs et leurs immenses domaines. Dans ces grandes
étendues, je discute avec mon amie. Cela lui rappelle des souvenirs de son
voyage en Argentine.
Le soir, nous avons une nouvelle
discussion sur la philosophie du voyage.
Je suis pour une activité harmonieuse
et sans contrainte. Je suis un vacancier, un touriste qui va vivre deux mois
ailleurs que chez lui. Histoire de m’enrichir de nouvelles expériences, de mieux
comprendre la Terre. Mais je veux bien le vivre. Je ne fais pas les choses par
rapport aux autres. Je sais que c’est une attitude vaine. Je n’ai rien à
prouver. Je ne me crois pas supérieur. J’essaye seulement de faire quelque chose
qui me convienne.
Véro est plus “baroudeur”, plus
gourmande. Elle a une volonté féroce de devenir une “grande voyageuse”. Elle a
une soif énorme de paysages. Sa motivation dépasse sa fatigue.
Mais au bout du compte, tous les
cyclo-campeurs font la même chose : ils appuient sur les pédales ! Le reste,
c’est dans la tête que cela se passe.
De toute façon, le pays que nous
traversons est difficile et il nous oblige à des efforts importants, pas
toujours désirés. La boucle que nous sommes en train d’effectuer a été un peu
présomptueuse. Sur la carte, cela parait toujours simple et facile. Surtout, il
y a cette contrainte d’être à Denver à une date fixe.
A nouveau, le Colorado
Le vent nous pousse. Après avoir
franchi une barre de montagne, avec un col à la clé, nous retrouvons un plateau.
Aucun arbre à perte de vue. Juste des touffes d’herbes. Une clôture en fil de
fer longe continuellement la route.
De Cowdrey à Walden, il y a neuf miles
et beaucoup de taons ! Ils commencent à nous assaillir. J’accélère. Normalement,
au dessus de quinze à l’heure, ils sont distancés. Mais le vent est violent et
ils arrivent à se mettre dans notre sillage, à se faire aspirer. La folie
commence. Je roule à trente à l’heure et j’ai une quinzaine de taons qui
tournent par vague en essayant de se poser sur moi. Alors je fuis encore plus.
J’augmente ma vitesse. Trente cinq. Les bestioles m’encerclent toujours. Dans
les côtes, je sprinte. Saleté de vent favorable… Dans les descentes, je me
défonce pour les larguer. Je regarde derrière moi, je les ai lachés. Et puis
non, les revoilà. En fait, il y en a partout. Je m’arrête, haletant. les taons
m’attaquent. Je sors un pull de ma sacoche. Je tiens les deux manches et je
commence à faire des tourniquets. Je suis endiablé. Je remonte sur mon vélo et
je continue à faire tournoyer le pull autour de moi. Comme un hélicoptère. J’y
mets toute ma violence. Je ne dois pas être beau à voir. Un damné ! Parfois je
fais un brusque écart sur la route à force de me contorsionner sur mon vélo
chargé, avec une seule main pour le diriger. Les seize kilomètres ont passé
comme un éclair de folie. A l’entrée de la ville, je fonce me réfugier dans un
supermarché pour attendre les filles. J’ai l’impression de sortir d’un
cauchemar.
Finalement, pas plus de deux piqûres.
J’ai dû manquer un peu de sang-froid dans cette histoire !
Nous prenons ensuite la route 14 et
pendant plus de 120 km il n’y a pas un croisement sauf avec des pistes. Les
cartes, dans ces conditions, n’ont pas besoin d’être détaillées.
Après le Cameron Pass à 3120 m, nous
allons suivre une longue vallée où les pêcheurs sont rois. Nous longeons la
rivière “Cache la poudre”. Dans ce coin paumé des USA, Véronique téléphone à
Gérard pour avoir confirmation de son arrivée. Magie des transmissions. Pouvoir
communiquer à 10 000 km et se dire des banalités !
Après ces deux semaines passées en
pleine nature, nous reprenons pied dans la civilisation à Fort Collins. Les
abords de la ville sont affreux. Des villages entiers de mobil-home puis des
constructions hâtives dans des sortes de zones industrielles. Enfin, le centre :
de la verdure, des grandes maisons. Contraste entre la richesse et la misère…
Au camping de Loveland, Dorothée est
fatiguée. Ça ne va pas. Elle me reproche mon autoritarisme. Nous vivons ensemble
depuis quinze ans et c’est la première fois qu’elle me dit ça ! Je laisse passer
l’orage, sans rien répondre. Après tout, ma femme à le droit de se défouler de
temps en temps sur son mari. Même en étant un peu injuste… Avec Doro, ce qui est
bien, c’est que cela ne dure pas. Un peu plus tard, nous sommes réconciliés. Ce
qui est normal dans une ville au nom si charmant !
Denver
Deux jours après, nous arrivons à
Denver où nous avons la joie de retrouver Gérard. Véronique resplendit !
Une nouvelle fois, nous nous extirpons
de cette grande ville où les gratte-ciel commencent à surgir du sol. Mais le cap
a changé. Nous allons vers le Sud-Ouest. A la sortie, nous entendons au loin des
courses de dragsters. Quel vacarme ! Puis nous abordons la route 285 qui n’est
pas à proprement parler une route tranquille, mais nous n’avons pas le choix.
Heureusement, aux USA, il y a souvent une bande d’arrêt d’urgence : invention
merveilleuse pour nous, les cyclistes.
Le soir, en ayant encore une fois essayé vainement de demander un endroit pour
planter la tente, nous avons jeté notre dévolu sur une aire de pique-nique où le
camping est interdit… Pendant que les trois autres se penchent avec avidité sur
les cartes, je profite de la proximité d’une rivière pour nettoyer mon vélo. Je
fais cela tous les mille kilomètres. Parce que je l’aime bien mon vélo. Un
Singer acheté il y a dix ans. Trop beau pour le cyclo-camping. C’est pour cela
que je le protège avec des tuyaux de mousse.
Ma roue libre me tracasse. Elle fait
du bruit. Elle grince, elle craque, elle crisse et je déteste ça. La poussière
de certaines pistes y est pour quelque chose. Un vélo bien réglé se doit d’être
silencieux. Alors je la soigne à l’huile. Je la fais tourner délicatement en
écoutant les cliquets cliqueter ! J’ai l’impression qu’il y a des grains de
sable ou que toutes les billes sont cassées à l’intérieur. Affreux. Je souffre…
A la tombée de la nuit, nous plantons
les tentes dans un pré voisin plus ou moins à l’abri des regards. Je râle car je
déteste devoir me cacher comme un voleur même si, dans ces conditions, il vaut
mieux agir ainsi.
Quand nous étions trois, les deux
filles et moi, nous roulions presque tout le temps groupés. Depuis que Gérard
est là, ce n’est plus pareil. Il roule bien, Gérard. Et moi, je le suis. Je peux
rouler à toutes les allures. C’est l’avantage. Du coup, j’ai tendance à
abandonner Doro… C’est l’inconvénient !
Les montagnes sont érodées et
recouvertes de conifères. Les pourcentages ne sont pas importants. Rien
d’extraordinaire. En fin de journée, le Kenosha Pass, avec 10001 pieds sera
notre étape.
Un camping en pleine nature. Juste une
pompe pour l’eau et des chiottes en bois avec un trou. Rustique. Sur les
emplacements, toujours une table et deux foyers. Dans les parcs, la plupart du
temps c’est comme ça.
Nous avons des visiteurs en la
personne des écureuils. Ils ne sont pas sauvages. Ils viennent sur la table pour
essayer de chiper des aliments. Il y en a un sur la sacoche d’un vélo. Il y en a
un sous la tente. Il y en a un qui grimpe sur les rayons d’une roue. Il y en a
un sur la tête de Doro… Là, j’exagère un peu. Mais ils sont partout. C’est le
spectacle de la soirée. Pas agressives, les petites bestioles, seulement
gourmandes. On ne devrait pas leur donner à manger, mais c’est plus fort que
nous. Elles auront droit aux restes.
Et le voyage continue. Chaque jour,
des plateaux, des montagnes. Nous avons l’impression d’être très loin de tout.
Après chaque col, le paysage est différent. La végétation évolue également au
fur et à mesure de notre altitude. Après le Trout Creek Pass, c’est splendide.
Pour une fois, Doro et moi, nous
sommes en tête. Dans la descente, tout à coup, il y a des graviers sur la route.
Au lieu de s’amuser à jouer avec l’équilibre, Dorothée perd confiance en elle et
abandonne. Elle chute. Le casque amortit le choc sur la tête…
Un peu après, nos deux amis arrivent.
Ils n’ont rien vu. Je leur fais signe de ralentir. J’observe Gérard, qui roule à
allure vive au même endroit. Il cramponne son guidon, maîtrise sa monture et
passe sans problème.
Le camping est privé. Il coûte plus cher. Quatre dollars par personne. Gérard
hésite. Moi, je suis fatigué et j’en ai marre de la radinerie de la plupart des
cyclo-campeurs. Je ne fais pas une religion du matérialisme mais l’économie de
bout de chandelle, ça m’attriste. Je n’ai qu’une seule vie et je veux la passer
le mieux possible.
A Buena Vista, nous flemmardons. Nous
entrons dans une boutique de sports. J’ai besoin de “rustines”. En effet, cette
année, nous avons beaucoup crevé… à cause des bandes anti-crevaisons !
Depuis deux ans, j’emporte dans mes
sacoches des bandes en kelvar. Je les réserve pour le jour où nous aurons des
pistes pleines d’épines de cactus. Véronique, en début de séjour, m’a conseillé
de les monter sur mes roues en me précisant qu’il valait mieux mettre un bout de
chambre à air à la jonction de la bande. Je n’en avais pas. Les bords des routes
étant souvent jonchés de silex et autres curiosités, j’avais fini par équiper
mes roues avec ces fameuses bandes.
Véronique est un ordinateur. Elle
analyse, décortique, étudie, dissèque, examine les choses à n’en plus finir.
Mais de ses réflexions, c’est forcément la vérité qui en sort.
Et à cause de la jonction de la bande
mal protégée, nous avons crevé. Et quand nous n’avions pas percé, la chambre à
air était coupée et il fallait quand même mettre une “rustine” préventive.
Dans la boutique, nos amis se laissent
aller. Ils dépensent. C’est peut-être la discussion d’hier qui en est
responsable ? Moi, j’achète les rustines, une boussole (car j’ai perdu la
mienne), un petit thermomètre et un joint pour le réchaud. Au moins, ce n’est ni
lourd ni encombrant !
C’est bien joli de flâner. Du coup,
nous attaquons les pentes du Cottonwood Pass (3700 m) à seulement deux heures de
l’après midi…
Dans la montée, nous nous abritons à
cause de l’orage. Je suis resté avec Doro car j’ai pressenti que la montée
serait difficile. De plus, nous roulons sur une piste et je ne suis pas sûr que
mon épouse saurait réparé en cas de crevaison.
Elle a encore des problèmes avec
l’altitude. Elle n’arrive pas à trouver sa respiration et cela l’oblige à
s’arrêter et à marcher doucement. Les heures passent et je suis ennuyé de savoir
que nos amis vont devoir nous attendre. C’est le problème du voyage en groupe.
Nous n’avons pas l’esprit aussi libre. Mais les discussions compensent cet
inconvénient.
Depuis quelques kilomètres, Doro me
pousse à la quitter comme à son habitude. Nous rencontrons un cycliste qui descend.
Nous essayons de savoir s’il a vu nos compères et à combien de miles se trouve
le sommet. Je ne sais pas s’il a compris le début de notre question car il se
penche sur son compteur et nous répond trois !
Un signe à ma femme. Dans un couple,
parfois, il n’y a pas besoin de mots pour se comprendre. Et me voilà avalant les
kilomètres, respirant à fond pour puiser l’oxygène qui me fait défaut. Au col,
Véro et Gérard s’apprêtaient à partir car il fait huit degrés.
Je pose mon vélo et pour ne pas me
refroidir, je commence à gravir la montagne à pied, l’appareil photo en
bandoulière. Et comme je sais qu’à chaque pas, je bats mon record d’altitude, je
continue presque en courant. Au loin, je regarde Doro gravir lentement les
derniers lacets. A vue de nez, je suis à 3750 m…
Curieusement, les nuages se dissipent.
A cette altitude, tout est limpide. L’éclairage rasant transforme les reliefs en
images somptueuses.
La descente se fait lentement car la
piste n’est pas de bonne qualité et Doro se souvient de sa chute de la veille.
Nous planterons les tentes dans un pré et nous dînerons aux chandelles avec une
bougie collée sur une marmite. Heureusement que toutes les journées ne sont pas
comme celle-ci mais heureusement que lors d’un voyage, il y en a des comme ça !
Au Colorado, les matinées sont
vraiment agréables en été. Le Soleil est radieux. Pas un nuage. La température
est douce. Nous suivons la rivière Taylor vers l’aval et tout est formidable. Je
prends des photos. Mes sens sont aux aguets et je roule tranquillement à
l’arrière, seul, pour être encore plus au contact de la nature.
Après Gunnison, nous sommes obligés de
prendre la route 50 qui a un trafic un peu plus important. En compensation, la
“Curecanti National Recreation Area” nous offre un paysage inoubliable. La
végétation devient plus aride, les roches et les “mesa” - partie plate au dessus
des buttes - sont de toutes beautés.
Dans le camping au bord du lac, Doro
et moi, nous faisons de la chasse photographique. Nous avons vu un chien de
prairie. Une sorte de marmotte de la famille des écureuils… Pendant une heure
nous le suivons discrètement. Mais celui-ci ne se laisse pas approcher. Il nous
fait marcher ! De guerre lasse, nous abandonnons. Du coup, n’ayant pas d’animal
sauvage à mettre sur la pellicule, je photographie Doro, animal familier bien
connu.
J’ai décidé, aujourd’hui, de me
défoncer dans chaque col. Et il y en a trois. Je le fais pour moi. Pour me
tester, pour voir si mes forces, avec le temps, ne s’évanouissent pas. Pour
savoir si je ne vieillis pas.
Je suis beaucoup moins fort qu’à
trente ans. Il faut dire que mon entraînement a fortement diminué. Je suis passé
des douze mille kilomètres par an à seulement cinq ou six mille. En plus, j’ai
tendance à rouler à l’économie. A la manière féminine. Auparavant, chaque côte
était prétexte à un démarrage.
Résultats des courses : le premier col
fut aérien et facile, le deuxième col m’a demandé de puiser dans mes réserves et
le troisième col fut laborieux. Rêves envolés…
Black
Canyon National
Monument
“Monument” en anglais veut dire site.
Nous décidons de prendre une journée de repos. La première depuis le départ. Il
était temps.
Aux USA, le summum sont les “National
Park” et les “National Monument”. Le plus connu, c’est le Grand Canyon. Il y a
deux ans, nous avions traversé les parcs nationaux de Sequoia, Kings Canyon et Yosemite en Californie. Souvenirs ancrés dans nos mémoires. Les entrées sont
payantes. Les campings sont bien équipés et les touristes plus nombreux. Les
“National Forest” sont des grands territoires protégés et réglementés.
Nous suivons le “Black Canyon” à vélo.
Impressionnant. Le fond est à huit cents mètres. Les parois sont de toutes
beautés et les veines des roches accentuent cette magnificence. Le vent
s’engouffre dans ce couloir immense. Pour prendre des photos, je suis obligé de
me caler fermement. Mais quel régal ! Avec Gérard, nous nous attardons devant un
tel spectacle. Doro a préféré partir car elle n’a pas supporté que je prenne
quelques risques pour mes clichés. Elle a fait la politique de l’autruche.
Personnellement, je n’avais pas l’intention de tomber dans l’abîme. Je voulais
seulement avoir un meilleur point de vue pour mes diapos.
Dans le partage des tâches, c’est Doro qui est responsable de la cuisine. Avec
nos amis, j’ai l’impression que c’est la même chose. La fonction nourricière de
la femme n’est pas prête de s’éteindre.
En attendant, je me penche sur ma roue libre malade. Ça semble intéresser
Gérard. Je veux enlever le cache pour voir à l’intérieur. (Si vous n’aimez pas
la mécanique, passez au paragraphe suivant ! ) J’ai une clé à ergots. Une fois
démonté, les billes apparaissent en pleine forme : elles sont rondes et
luisantes. Moi qui m’attendait à voir des grains de sable, je suis déçu. Je
décide bêtement de faire couler de l’eau dessus pour chasser les poussières. Les
billes mal collées par la graisse valsent dans toutes les directions. Nous
finissons par récupérer nos chères petites têtes rondes mais il en manque une…
Je sens que Gérard a envie de prendre les choses en mains. Il y a quelques mois,
au Maroc, il avait résolu un problème du même type et il veut confirmer son
savoir-faire. Véro possède un démonte roue libre. Personnellement, j’en ai déjà
cassé quatre au cours de ma carrière. Toujours à l’ergot. Défauts de fabrication
? Je sens que Véro hésite à me le prêter… Après l’avoir mis en place, Gérard le
bloque entre les barres du foyer. Avec une violence inouïe, il arrive à
débloquer la patiente. Une fois enlevée, toujours pas de trace de la bille. «
Quand il manque quelque chose, on va chercher chez le voisin ». Je prends ma
roue libre de secours et je lui en pique une. Remontage, lavage puis graissage.
La souffrante va un peu mieux…
Vers le Sud
A Ridway, nous décidons de nous
séparer de nos compagnons. Ils ont moins de temps et ils ont choisi de rejoindre
Las Vegas par l’Ouest.
Notre choix se porte vers le Sud, par
les grands cols et la région peut-être la plus belle du Colorado. De plus, sur
cette route, les villages sont empreints de passé. Ouray a un charme très
particulier.
Les “Ghost town” sont nombreux. Beaucoup d’or a été trouvé dans cette
région. Partout on peut observer les vestiges des anciennes mines.
Au “Red Mountain Pass” à 3350 m,
c’est féerique. La montagne, à force d'avoir été exploitée, semble 'peinte' de couleurs jaune, orange, rouge. Nous
comprenons pourquoi le Colorado se surnomme “colorfull”.
Notre étape se fera à Silverton. Une
petite ville coincée entre deux immenses vallées. Une ville tracée au couteau
avec des rues non goudronnées immenses. La rue principale est charmante. Le soir
nous baguenaudons, heureux de pouvoir regarder autre chose que la nature.
L’attraction du pays, c’est le train
du Far West qui relie Durango à Silverton. Au début, nous suivons la voie mais
très vite, notre route s’élève en direction des deux cols à plus de 3300 m que
nous devons franchir aujourd’hui. J’aime ça !
Dans la descente, après l’orage,
j’essaye de m’accrocher à des VTTistes. Visiblement, ils n’ont pas fait la
montée. Ils sont tout frais. Ils emploient des braquets énormes et, en me
doublant, ils me sourient en me criant “It’s Fun”. C’est leur jeu. Descendre des
cols. Nouvelles pratiques qui se retrouvent également dans les Alpes. Mais vu
leur embonpoint, ils ne doivent pas apprécier les côtes. Ils me larguent. Je
suis vexé !
Mesa Verde National Park
Après Durango, nous nous dirigeons
vers le “Mesa Verde National Park”. Nous avons quitté les hautes montagnes et
cela se sent. La chaleur est forte. Nos organismes souffrent. Nous franchissons
des monts érodés et cela manque d’intérêt. C’est une transition dans le voyage.
Et puis nous arrivons à Mesa Verde. Le
paysage au coucher du soleil est éblouissant. La mésa s’érode, et la poussière
de la terre donne des formes superbes. Mais Mesa Verde, aux USA, est connu pour
son caractère préhistorique. Une préhistoire qui remonte à huit cents ans. Là où
vivaient des indiens sédentaires qui avaient construit des villages en terre au
creux des falaises dans des canyons. Auparavant, ils vivaient d’agriculture sur
les plateaux. Pour des raisons inconnues, ils avaient émigré dans ces falaises.
L’Utah
Bientôt, l’Utah nous accueille. L’état
des roches.
A Bluff, sur la route en direction de
Monument Valley, le paysage se transforme radicalement. Il devient grandiose.
Notre réceptivité est à son maximum. Nous ralentissons. Nous faisons du
sur-place. Nous nous arrêtons. Nous écarquillons les yeux. Ces instants sont
rares, précieux, intenses. Nous les savourons.
A la sortie du village, un cycliste me
fais un signe. Derrière lui, deux voitures. Mon cerveau enregistre ces données
mais je ne me pose pas de question sur le moment. Mon attention est ailleurs.
Nous retrouvons le désert et comme il
est midi et que nous ne voulons pas pique-niquer en plein soleil, nous prenons
une courte piste qui nous conduit près de la rivière San Juan, dans une oasis de
verdure. L’immense réserve des indiens Navajo est de l’autre côté. L’après-midi,
nous la longeons. Le décor change encore une fois et devient rouge. Affreusement
rouge. Tout est absolument de cette couleur suffocante. Le relief est plus
tourmenté et la chaleur accablante.
RAAM : La course
Au loin, un autre cycliste. Deux
voitures derrière lui. Signe amical du pédaleur. Grands gestes des suiveurs.
Allure de l’ensemble : pas bien vite. “Qu’est ce que c’est encore que cette
connerie”, me dis-je. Un contre-la-montre ? Allure ridicule. Pas besoin de deux
voitures pour aller si lentement. Tout l’après midi, nous pouvons observer une
vingtaine de fois la même chose.. Visages des cyclistes fatigués. Il fait chaud
et la pente est dure mais ceci n’explique pas cela. Nous sommes dans les mêmes
conditions, à part les bagages en plus et les voitures suiveuses en moins… et
nous ne faisons pas cette tête là !
L’étape, ce soir là, se fera à Mexican
Hat. A deux pas de la réserve des indiens et de la magnifique “Valley of the
Gods”. Nous nous installons à la terrasse d’une alimentation. Une voiture
suiveuse se trouve là. En effet, elles sont toutes identiques. Sur la portière,
nous pouvons lire :
RAAM 1990 - 2,912 miles -
Doro et moi, nous nous interrogeons
sur ce libellé étrange. 2912 miles, ça fait 4685 km…
Les suiveurs ont remarqué nos vélos.
Ils le font bien sentir en les regardant de très près. En fait, ils ont très
envie de nous parler de ce qu’ils font. Et devant notre incompréhension de
l’américain courant, l’un deux nous offre une revue cycliste californienne.
Grâce à cela, nous allons tout savoir !
RAAM veut dire Race Across AMerica.
C’est une course individuelle qui rejoint la côte Ouest des USA à la côte Est.
En distance, c’est le Tour de France randonneurs. Mais la difficulté, c’est la
durée : 12 jours ! Soit 400 km par jour !
Rapides calculs : en roulant à 18 km/h
de moyenne, cela fait 22 heures par jour sur le vélo. Il ne reste plus que 2
heures pour manger et dormir… et 12 fois comme ça !
Afin de rendre cette course encore
plus “pure” les concurrents ne peuvent pas rouler ensemble. Les américains
appellent ça : The Ultimate Race of Truth… Vérité ou folie ? Repousser les
limites des performances physiques et psychiques, médicalement c’est
intéressant. Mais les cobayes s’en remettent-ils toujours ?
Le vainqueur 89 a fait une moyenne de
14,5 km/h et la première femme a roulé à 12,8 km/h.
Ce qui doit être également dur pour
ces coureurs, c’est l’anonymat dans lequel cette course se déroule. Les
américains, certainement par ignorance, ne prêtent aucune attention à eux.
Donc, notre étape est à Mexican Hat.
Nous attendons le coucher du soleil pour planter la tente car il fait très chaud
et je préfère ne pas l’exposer aux morsures du soleil. Le terrain est sableux.
On a toujours l’impression que le sable, c’est confortable. Nenni ! C’est plein
de bosses et de creux si on n’aplanit pas le sol avant.
Vers onze heures, nous nous couchons.
Mais impossible de dormir car il fait vraiment trop chaud. Par inadvertance, je
pose la main sur le sol de la tente et je suis très surpris de la température
élevée. C’est dû à une erreur de ma part. J’ai monté la tente trop tôt et la
chaleur qui s’était emmagasinée dans le sable n’a pas eu le temps de se
dissiper. Au contraire, le tapis de sol a conservé la chaleur. C’est pour cela
que nous avions l’impression d’être sur une table de cuisson. En pleine nuit,
nous voilà en train de déplacer la tente vers un endroit plus frais !
Au même moment, à l’entrée du camping,
un cycliste de la RAAM se repose près de sa voiture suiveuse. Nous l’observons. Il
a plus de 1000 km dans les jambes. Cela me rappelle le temps où j’ai réalisé
Paris Brest Paris. La différence, c’est que moi, il me restait encore deux cents
kilomètres à parcourir pour finir alors que lui n’a pas encore fait le quart du
parcours…
Monument Valley
Le midi suivant, nous arrivons à
Monument Valley. Je suis déçu car c’est un paysage trop immense et l’éclairage
n’est pas bon pour les photos. Nous pénétrons dans le Parc. L’indien qui garde
l’entrée ne nous fait pas payer car nous sommes à vélo. La réaction des navajos
est différente de celles des américains. Ils sont intéressés par notre façon de
voyager. Ils ne nous amalgament pas aux autres touristes. Tant mieux pour nous !
Au camping du parc, la chaleur est
très forte. Nous nous protégeons du Soleil. Nous attendons qu’il décline. Le
paysage devient alors magnifique. Je cours comme un fou pour prendre des photos
avant le coucher du Soleil. Dorothée essaye vainement de me suivre. Dans ces cas
là, mes forces décuplent. Je grimpe, je cavale, je rampe, je dévale pour pouvoir
enregistrer sur la pellicule ces instants rares. Ma réceptivité est encore une
fois à son maximum et je sais que cela va faire de bons clichés. Je n’ai pas
droit à l’erreur et j’y mets tout mon métier : la bonne focale, le premier plan,
l’hyperfocale, le cadrage, l’ouverture. Je profite de cet éclairage dans ce
paysage hors du commun pour mitrailler. Jouissance de cet instant.
Doro m’a rejoint. Après la folie, une sorte de sérénité s’installe. Nous
contemplons tranquillement le site. Puis nous rentrons au camping pour monter la
tente.
Une fois le Soleil disparu, le temps change. Les nuages affluent et le vent
commence à souffler. Nous sommes au bord d’une falaise. Nous changeons de place,
par précaution. Le vent devient violent. Une tempête de sable se prépare. Je
renforce l’amarrage de la tente. Nous rangeons les affaires et nous nous
engouffrons dans la tente. En cas de gros problème, il y a toujours moyen de se
réfugier dans les lavabos. Cela ne serait pas la première fois. Je sais que
l’ancienne mono-mât résistait à tout mais pour notre nouvelle tente, cela va
être un test.
Dans la tourmente, elle reste
vaillante. Le problème, c’est le sable très fin de Monument Valley. Il pénètre
partout. Il passe à travers la moustiquaire pourtant fermée. La nuit sera
mouvementée et non propice au repos. Ce sont les aléas du voyage !
Le lendemain matin, il faut secouer,
nettoyer et rincer les affaires. Surtout la transmission des vélos. Ma roue
libre va craquer encore un peu plus !
L’Arizona
Nous
franchissons la frontière de l’Arizona. La réserve des navajos s’étend sur des
centaines de kilomètres.
Les indiens vivent misérablement dans des baraquements sordides. Bien sûr, ils
n’habitent plus dans des tentes puisqu’ils sont devenus sédentaires. Ce ne sont
plus les chasseurs qui devaient se déplacer à la poursuite du gibier. Dans ce
désert, rien ne pousse. Ils élèvent quelques moutons et se déplacent en 4x4.
Ce sont eux qui ont voulu vivre dans
cet endroit car c’est la terre de leurs ancêtres. Choix effectué par les chefs
il y a un siècle et qui a condamné un peuple à la pauvreté. La Nation Navajo est
mal en point…
A Kayenta, nous nous offrons le motel.
Cher. Bien sûr, il appartient à des américains. Quand on pense au nombre de
touristes qui passent par là, sur la route du Grand Canyon, on se dit que les
indiens se débrouillent mal.
Pour nous ce sera le point le plus à
l’Ouest de notre parcours. Il nous faut, une fois de plus, changer de cap. Les
vacances n’étant pas éternelles, nous prenons la route 160 vers l’Est. Nous
attendions cet instant avec impatience, car il doit marquer le moment où le vent
doit devenir favorable. Aux USA, comme partout ailleurs, les vents dominants ont le cap Ouest-Est.
Au delà de toute espérance… le vent
nous prend, nous fouette, nous claque dans le dos, nous propulse en avant. C’est
l’euphorie. je regarde mon compteur : trente, sans effort, sur le 46/16. La
route est belle, rectiligne. Le paysage est désertique mais varié avec ces
vestiges de buttes. La circulation est presque nulle. Nous sommes partis pour
une grande journée !
Sur la route, un serpent… écrasé !
Plus tard un groupe d’indiens sur le bas côté. Nous progressons avec une
certaine appréhension… Saluts de leur part ! La chaleur est maintenant intense.
Mon thermomètre indique quarante deux à l’ombre de ma sacoche. Mourir de soif…
même pas, car tous les soixante kilomètres il y a des stations services où nous
pouvons nous ravitailler.
Mais alors, où est l’aventure ?
En fin de matinée, le vent s’est
calmé. Au soixante-dixième kilomètres, Mexican Water n’est pas un village
accueillant et nous décidons de continuer. Au cent dixième kilomètres, Teec Nos
Pos n’est pas plus attirant. En route pour le Nouveau Mexique ! Vers seize
heures, nous franchissons la frontière.
Le relief est plus mouvementé, mais rien ne nous arrête sauf une crevaison de
Doro. Pourtant, elle a ces fameuses bandes anti-crevaison. Je démonte et quelle
est ma surprise de découvrir que c’est un hameçon qui a percé le pneu par le
côté. Nous ne sommes victimes ni des animaux sauvages, ni des reptiles, ni des
indiens, ni de la soif mais d’un hameçon ! En plein désert, c’est un comble !
Au cent soixantième kilomètre,
Shiprock est une petite ville au bord de la rivière Saint Jean. Il est dix neuf
heures. La région ne se prête pas du tout au camping sauvage. Nous poursuivons
notre périple. Treize kilomètres plus loin, nous quittons la réserve des
navajos. Il va faire bientôt nuit. Nous vérifions les éclairages. Je rajoute une
petite torche à l’arrière de mon vélo. La route, maintenant est très large.
Quatre voies séparées et une immense bande d’arrêt d’urgence. Moments
inoubliables de l’approche de Farmington par une température très douce et une
nuit étoilée. Au motel, Doro regarde le compteur : deux cent vingt kilomètres à
une moyenne de quinze à l’heure, arrêts compris. Cela faisait longtemps que nous
n’avions pas fait tant !
Retour au Colorado
Après ces quelques jours passés dans
l’Utah, l’Arizona et le Nouveau Mexique nous sommes heureux de retrouver la
verdure et la fraîcheur du Colorado. Je m’y sens bien. La route 150 est agréable
et facile à vivre. Pagosa Springs m’a séduit. Bien sûr, c’est un peu fade par
rapport à ce que nous avons vécu dans l’Utah mais c’est tellement plus reposant
!
Ce soir, nous campons dans la réserve
des indiens Ute à Chimmey Rock. Il y a six personnes dans un immense camping.
Les américains ont-ils peur des indiens ?
Ma roue libre continue à me chagriner.
Cette fois ci, je la démonte entièrement pour la nettoyer efficacement. Le
problème, c’est que je n’ai pas de graisse pour recoller les billes sur les
chemins de roulement. Mais une amie nous avait raconté comment avait fait Jean
Naud, un cycliste qui avait traversé le Sahara avec un vélo spécialement fabriqué
pour son exploit. Il avait utilisé du dentifrice ! Je fais de même. Comme quoi,
l’expérience des autres sert parfois !
Great Sand Dunes National Monument
Nous avons toujours beaucoup de mal à
faire des extensions. Nous n’aimons pas les aller-retour. Mais là, nous
n’hésitons pas. Nous allons au “Great Sand Dunes National Monument”. Des dunes
sur 300 kilomètres carrés. La rivière Rio Grande, les alluvions et le vent sont
responsables de cet énorme amoncellement de sable au pied des montagnes qui
culminent à 4300 m.
En bas, il y a beaucoup d’américains.
‘beaucoup’ étant très relatif par rapport au ‘beaucoup’ européen. Nous décidons
de gravir quelques dunes. Puis petit à petit, nous nous prenons au jeu. Il n’y a
pas de doute, les sommets nous attirent. En haut, nous pouvons contempler
l’étendue de sable. Ici, les américains sont devenus rares. C’est toujours comme
ça. Dès qu’il y a un effort à produire, la sélection naturelle s’opère
rapidement !
Le Veta Pass à 2850 m sera notre
dernier col.
Nous l’avons franchi dans une tempête.
Ce col marque la fin des Rocheuses à l’Est et cela doit provoquer des
perturbations. Le vent nous prend, nous emmène, nous transporte. Nous sommes
littéralement catapulté vers l’avant. Je termine la montée à vingt cinq à
l’heure. Il me donne l’illusion d’être vraiment très fort, d’être invincible,
d’être le champion du monde. Au sommet, l’orage menace de plus en plus. Nous ne
nous attardons pas. Nous nous cramponnons à notre guidon. La route est
rectiligne et cela va très vite.
Vingt kilomètres plus loin, nous
croisons des cyclo-campeurs. Ils sont épuisés de lutter contre les éléments.
J’espère qu’ils n’en sont pas à leur première expérience, sinon ils vont vite
raccrocher. Ils diront que le cyclo-camping, c’est trop dur et pas fait pour eux
alors qu’ils auront eu la malchance de tomber sur une journée folle.
Colorado Springs
A partir de Walsenburg, nous prenons
pendant deux jours l’autoroute ! Pour aller à Colorado Springs, il n’y a pas
d’autre choix. Aux USA, c’est permis. Le trafic est faible et cela n’est pas
invivable.
Après huit semaines de nature, nous retrouvons la grande ville. Colorado Springs
est agréable.
Nous avons préféré prendre un motel pour trois jours au cœur de la vieille
ville. Le soir, nous regardons la télé. Par curiosité. Pour voir que la télé des
américains est identique à la nôtre. La télé rend-t-elle idiot ? Question sans
réponse. Mais à haute dose, c’est toujours du temps qu’on ne consacre pas à
d’autres choses. Être passif, c’est reposant mais les joies profondes on les
ressent quand on est acteur, pas spectateur. Le bonheur est à ce prix.
Pour la troisième et dernière fois, nous arrivons à Denver. Maintenant, nous
sommes rodés pour les embarquements dans les avions.
A Orly, nous retrouvons notre banlieue avec une pointe de regret pour les
paysages que nous venons de quitter.
Un voyage réussi, c’est un ensemble
d’ingrédients qui fait qu’on a l’impression de vivre une vie chaque jour
différente. L’esprit à besoin d’être confronté à des choses nouvelles pour
pouvoir évoluer ! Il faut savoir sortir de la torpeur du quotidien. C’est pour
cela que le voyage à vélo est une formule qui me convient bien. A Doro aussi !
Daniel
CLERC
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